Illustration de Michel Kishka roman graphique Falafel sauce piquante Jewpop

Élections israéliennes : à la recherche d’un immigrant français qui vote à gauche

16 minutes de lecture

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu le goût du risque et de l’aventure. Petite, accompagnée de mes frères, je dirigeais des missions afin de capturer la sorcière imaginaire qui logeait derrière la synagogue de mon quartier. Vingt ans plus tard, mes cousines se souviennent encore des épopées fantastiques au cours desquelles elles me suivaient capturer le crocodile de la Porte Jaune et combattre les pirates des bords de Marne. J’ai aujourd’hui 35 ans et me lance dans une entreprise plus ambitieuse encore. Je vais tenter de dénicher l’oiseau rare, le mouton à quatre pattes, le merle blanc : un immigrant français qui vote à gauche en Israël.

Dessin de Marc Hillel et Faik Moutlou élections Israel Jewpop

Samedi midi, 7 septembre 2019

Dix jours avant le deuxième cru électoral de l’année – parce que pourquoi faire comme tout le monde quand on peut organiser un cirque national une seconde fois ? Je suis affalée sur le canapé de ma mère après avoir ingurgité sept entrées, deux plats de résistance et trois desserts. Impossible de refuser un de ses mets sous peine de vexations et relances culpabilisatrices : « T’as rien mangé », « je croyais que t’aimais mon poisson sauce piquante », « Tu ne vas pas goûter mes courgettes farcies ? J’ai cuisiné tout jeudi et la moitié du vendredi !». Les repas de shabbat sont une aberration diététique : sept sources différentes de protéines, quatre types de légumineuses et une surdose d’apports en gras et sucres. Mais il me faut accepter ma condition de juive séfarade, la nourriture maternelle te passe dans le gosier comme l’amour maternel. Abondant et abusif.

Les yeux à moitié clos par le coup de massue alimentaire encaissé, je ne suis maintenue éveillée que par les effluves de menthe et pignons de l’enivrant thé marocain de ma mère. À proximité du plateau posé sur la table basse du salon, est disposée en éventail une série de magazines : Le Petit Hebdo, Futé Magazine, Hamodia et autres médias communautaires. Pendant une fraction de seconde, je crois me trouver dans la salle d’attente d’un dentiste français d’Ashdod. Je me redresse pour saisir un des périodiques. Ce sera Le Petit Hebdo. Je feuillette, distraite : éditorial propagandaire pro-Bibi, publicité de voyages organisés pour Rosh Hashana, conseils du Rabbin Hababou pour que Lydia mène à bien sa vie de couple – à savoir faire en sorte que la maison et elle soient toujours pimpantes – affiches de la campagne du Likoud « pour une vraie droite dure et forte » – on parle de Viagra™ ou d’un parti ? Dans le mille sachant que Bibi a de grandes chances de nous la remettre, dur et fort. Je repose le magazine, idéologiquement épuisée.

– Maman, pour qui tu votes ces élections ?
– Comme pour les précédentes ma fille.
– Likoud ?
– Oui. À part Netanyahou, qui peut garder Israël en sécurité ?

Photo de Netanyahou et son épouse dans un bureau de vote élections israéliennes Jewpop

Je ne réagis pas. Bien trop habituée à ce discours mécanique. L’image plutôt que le fond. Le ressenti plutôt que les faits. Puis je me questionne. Est-ce que cette presse francophone monomaniaque influence le vote des immigrants français en Israël ? Ou bien s’adapte-t-elle à sa cible, droitisée depuis des décennies ? Une idée me traverse alors l’esprit. Mardi prochain, jour des élections, je ferai le tour des bureaux de vote de Tel-Aviv à la recherche de citoyens franco-israéliens votant à gauche. Je suis Ulysse, je suis Jason, je trouverai Ithaque, ma maison ainsi que la gauchiste toison !

Mardi 17 septembre, huit heures du matin, jour des élections

Dessin de Marc Hillel et Faik Moutlou élections israéliennes Jewpop

Après avoir rempli mon devoir citoyen, je m’en vais pour mon Odyssée telavivienne. Trottinette électrique, bus, marche à pieds. Tous les moyens de locomotion sont bons pour débusquer ma licorne française travailliste partisante du retrait des territoires occupés et du partage de Jérusalem. J’écume les bureaux de vote et me poste à durée indéterminée devant leurs sorties. Mon œil averti reconnait les immigrants français en un quart de seconde. Je leur tombe dessus comme la misère sur le monde :

– Bonjour, c’est pour une enquête. Puis-je vous demander pour qui vous avez voté ?

J’essuie des regards suspicieux et refus de répondre. Lorsqu’on accepte de me parler, je recueille inlassablement du Likoud 90% du temps, ou du Yamina et Otzma, parti de la mouvance kahaniste. Le tout assorti de diatribes enflammées contre la gauche supposément à la botte des islamistes. Au milieu de grands gestes énervés, ils évoquent ces juifs souffrant de haine de soi, ces traîtres, ces suppôts de Satan.

– Voter Meretz, Avoda ou Ligue Arabe c’est la même chose ! Ils sont copains comme cochons, toute cette clique !

Photo représentant Golda Meir dans un bureau de vote élections israéliennes Jewpop

Copains comme cochons. Je me dis que l’image est mal choisie. C’est vrai. Ni les uns ni les autres ne les affectionnent particulièrement, les cochons. Je ne sais pas si c’est l’ennui dans lequel me plonge le discours paranoïaque et préconçu de mon interlocuteur, mais mon imagination s’allume. Je vois se rencontrer en secret Shelly Yachimovitch, un groin au milieu du visage, Haneen Zoabi et Amir Peretz, dont les queues en tire-bouchons sortent par un orifice au milieu de leurs pantalons. Ils rédigent à la plume imbibée de sang juif le Protocole des islamo-gauchistes. Je me figure Ayman Odeh, Stav Shaffir, Zandberg et Tibi exécutant des danses amalekiennes, tapant de leurs sabots roses sur le sol, ourdissant un sinistre complot visant l’État d’Israël et priant pour son annihilation.

– Vous m’écoutez mademoiselle ?

La voix de mon enquêté me sort de mes chimères. Je me risque alors à demander :

– Et Kahol Lavan ? Le parti dirigé par Benny Gantz et Yair Lapid ? Bonnet blanc et bleu bonnet ?
– On dit bonnet blanc, blanc bonnet.
– Oui, je me risquais à un jeu de m…
– C’EST LA MÊME MERDE ! Tous les mêmes. À gauche et au soi-disant centre.

Photomontage de Benyamin Netanyahou élections Israel Jewpop

La matinée continue sur la même lancée

De bureau de vote en bureau de vote. Du Nord au Sud. D’Est en Ouest. Mon identité de femme de gauche est malmenée. Je continue néanmoins à arpenter les rues de Tel-Aviv, portée par l’énergie du désespoir. Rue Allenby, Montefiore, Yavne, Nachmani, Hess, Balfour. Je fais une halte au sabich de la rue Tchernikovsky pour reprendre des forces sous la forme d’une pita gonflée d’un trop plein de tahini, pommes de terre, aubergines, œufs durs et amba. C’est alors que je capte une conversation animée entre deux francophones.

– Alors Norbert ? T’as voté ?
– Pas encore. J’hésite… Et toi ?
– Tu sais bien ! Rak Bibi !
– Je voudrais aussi voter Likoud, mais il faut renforcer les plus petits partis de droite pour avoir un bloc solide. Tu penses quoi de Otzma ?
– Ils sont un peu extrémistes non ?
– Entre les deux extrêmes, tu préfères lequel ?

Je sais que je vais le regretter mais dans un élan masochiste, je m’incruste dans leur échange, un morceau d’aubergine bien gras au bord des lèvres :

– Excusez-moi mais j’ai entendu votre conversation. Que voulez-vous dire par « les deux extrêmes » ?
– Ce que je veux dire, c’est que l’extrême-gauche en Israël est bien plus inquiétante que l’extrême-droite. Dès qu’un candidat ou un parti veut dialoguer avec les Palestiniens, il est dans la soumission. De l’autre côté, ils veulent une seule chose : la destruction d’Israël. Netanyahou l’a bien dit. Les gauchistes sont antisionistes, ils se liguent avec les Arabes pour pousser le pays dans le précipice !

Le cerveau reptilien fume et s’agite dans la boite crânienne de Norbert. Je déglutis une nouvelle bouchée de ma pita en fronçant les sourcils. Le monarque Netanyahou qui ne peut se résoudre à quitter son trône, quitte à gangrener ce qu’il reste de la démocratie israélienne, cherche à maintenir son électorat dans un état de panique constant afin d’être perçu comme le sauveur, le seul qui puisse faire rempart face aux ennemis d’Israël, réels ou imaginaires.

Photomontage de Bibi Netanyahou Game of Thrones Jewpop

Mon téléphone affiche 12h

Je dois m’en retourner à ma quête initiale et me départis de Norbert et son acolyte. J’erre de bureau en bureau. Où est mon électeur français de gauche ? Cette créature existe-t-elle ou n’est-elle que rumeur ? C’est alors qu’une voix haut perchée me surprend, juste dans mon dos.

– Edith ? C’est bien ce sigle que je dois mettre dans l’urne ? Alef, Mem, Tav ? Emet ?

Il s’agit du sigle du parti travailliste. Le parti social-démocrate. Mon rythme cardiaque s’accélère, exaltée à l’idée d’avoir enfin trouvé mes petites fées mythologiques. Elles existent, elles sont là, devant mes yeux ébaubis.

– Ah non Myriam, répond Edith dans un sifflement de dégoût, ça c’est le parti travailliste, hasve shalom ! Nous on met Mem, Het, Lamed : Mahal.

Dessins de Marc Hillel et faik Moutlou élections israéliennes Jewpop

Le sigle du parti de Netanyahou. Mon moral est définitivement brisé. C’en est trop. Je décide d’avorter ma mission et de retrouver ma mère. Lorsque je passe le pas de sa porte, l’odeur du thé imprègne la pièce. Je m’en sers une tasse. Et une corne de gazelle, et un makroud et un cigare au miel. Le besoin de réconfort est sans limite après cette journée intenable.

– Dis-moi ma fille, tu finis et tu m’accompagnes voter ?

J’ai envie de retourner dans un bureau de vote comme de m’enchaîner nue en sandwich entre Naftali Bennett et Avigdor Liberman, mais réponds par l’affirmative pour lui faire plaisir. Une fois sur place, ma mère tire le rideau de l’isoloir vers l’extérieur et se retourne vers moi juste avant de le refermer sur elle :

– Illana, le parti de Netanyahou, c’est quel sigle ?

Mon cerveau fatigué opère un léger dérèglement éthique.

– Mem, Resh, Tsadik, maman…

Un rictus me barre le visage. Je viens de lui souffler Meretz. Parti de gauche, laïc et socialiste. Que voulez-vous, je suis une diabolique gauchiste.

Illana Weizman

© photos et visuels : dessin de Une de Michel Kichka, extrait de son roman graphique Falafel sauce piquante (Dargaud) publié avec l’aimable autorisation de l’auteur / Illustrations de Marc Hillel et Faik Moutlou, extraites de Le tour d’Israël en 80 minutes (Elgad Publishing), collection privée Jewpop / DR

Article publié le 17 septembre 2019. Tous droits de reproduction et de représentation réservés © 2019 Jewpop

7 Comments

  1. Article chanme!!!
    Bien rédigé et plein dans le mille!♥️💪
    Perso c’était avoda mais je me fais lyncher quand je le dis a haute voix alors je le garde secret ☺️

  2. Excellent article! Moi c’est Kahol Lavan, mais j’aime bien Meretz et Avoda aussi. Je ne frequente pas du tout de francophones, mais j’imagine que ca doit etre terrible…

  3. Bel article. La forme est superbe.
    Sans vouloir être condescendant, je pense que tu ignores certains points qui font partie de l’histoire de ce pays.
    Moi je n’ai comme feed-back que les innombrables histoires de mes parents qui ont fait leur alya a partir du Maroc à l’age de 17 ans et le témoignage d’une ex, dont les parents étaient irakiens et qui elle même votait à gauche et qui m’a confirme que des sentiments racistes d’antan il subsistait encore plus que des vestiges.
    Le parti travailliste a accueilli les marocains au DDT, les ont traité comme des analphabètes (il y en avait mais le pouvoir de l’époque n’a pas cherché à savoir qui l’était et qui pas). Les marocains de l’époque se sentaient tellement rabaissés par le maara’h qu’ils votaient tous à droite.
    Les travaillistes ont ancré le racisme anti-sfaradim/mizrahim dans les mentalités. C’est peut-être une raison pour laquelle certains français votent a droite (je parle de ceux qui connaissent bien le pays et son histoire). Pour les autres, je dirais qu’ils ont du voir ce qu’est devenue la France en 20 ans de socialisme.

  4. Pas du tout mon opinion politique, ce qui ne m’empêche pas d’apprécier l’humour de l’auteur qui m’a réjouit.

  5. Ben si, j’en connais un, de francophone de gauche….même qu’il est froum…..c’est Michel Warschawski, M. Léa Tsemel à la ville…
    Bon, je sors.

  6. Ben si, j’en connais un, de frazncophone de gauche….c’est Michel Warschawski, M. Léa Tsemel à la ville…même qu’il est froum…..
    Bon, je sors.

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